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Bien que l’eau (H2O) et l’ammoniac (NH3) soient des molécules très simples, ces composés font encore l’objet de nombreuses études scientifiques qui révèlent toujours de surprenants phénomènes.
A la différence de l’eau, l’ammoniac n’est pas naturellement présent en grande quantité sur Terre. Il a cependant de multiples applications, en particulier dans la fabrication d’engrais, c’est pourquoi il est de nos jours synthétisé à grande échelle (environ 140 millions de tonnes/an). Le procédé de synthèse, élaboré par Haber et Bosh au début du XXème siècle (pour lequel ils ont reçu les prix Nobel de chimie en 1918 et 1931, respectivement), exploite la réaction chimique entre le diazote N2 et le dihydrogène (H2) sous forme gazeuse : N2 + 3H2 -> 2NH3. Historiquement, c’est la première synthèse réalisée sous haute pression, car l’augmentation de pression du mélange de quelques centaines de bar permet de déplacer l’équilibre chimique dans le sens de la formation de l’ammoniac. Aujourd’hui, des scientifiques français et anglais ont montré qu’à des pressions de l’ordre de 1 million de fois la pression atmosphérique (soit 10000 fois plus importante que celles utilisées dans le cadre de la synthèse de l’ammoniac), l’ammoniac devient instable et se transforme en un composé ionique, constitué uniquement d’ions NH4+ et NH2-.
Les formes solides de l’eau et d’ammoniac, les « glaces », sont naturellement présentes dans l’Univers et sont les constituants majoritaires des couches internes des planètes Joviennes telles que Neptune et Uranus. Ces glaces existent sous plusieurs formes et leurs propriétés sont étroitement liées aux conditions de pression et de température. Récemment, il a été montré qu’à haute pression et haute température, ces glaces deviennent « superioniques » (cf figure 1a), un état dans lequel les protons peuvent se déplacer quasi-librement à travers le réseau fixe d’ion « lourds » (oxygène pour l’eau et azote pour l’ammoniac) : ces glaces possèdent à la fois un caractère liquide et solide.
Figure 1 (a) Diagramme de phase de l’ammoniac. Les phases moléculaires (dans lesquelles la molécule d’ammoniac NH3 est stable) sont représentées en bleu. Parmi ces phases, on distingue des phases plastiques (dans lesquelles les molécules peuvent tourner quasi-librement) et des phases ordonnées. A haute pression, le caractère moléculaire de l’ammoniac disparait pour laisser place à un solide ionique ou superionique selon la température. Sur l’illustration de l’ammoniac superionique (en haut), issue de simulations sur ordinateur, on peut voir la diffusion au cours du temps d’un seul proton (sphères blanches) à travers le réseau d’azote fixe (sphères vertes). A plus basse température, l’ammoniac subit une auto-ionisation, et adopte l’une des 2 structures ioniques représentées en bas (les atomes d’azote des ions NH4+et NH2- sont respectivement représentés par des sphères bleues ou roses).
A température ambiante et sous pression modérée, les glaces d’ammoniac et d’eau sont des solides moléculaires dans lesquels les liaisons covalentes fortes et les liaisons hydrogène faibles coexistent. Dans la glace d’eau, l’effet des hautes pressions est de renforcer la liaison hydrogène au détriment de la liaison covalente jusqu’à obtenir, à 60 GPa, une glace symétrique où le proton est situé à mi-distance des deux atomes d’oxygène voisins. Cet état symétrique a longtemps été « imaginé » et recherché dans la glace d’ammoniac mais sans succès jusqu’à 200 GPa. Récemment, des calculs ab-initio ont prédit qu’au lieu d’une symétrisation, un transfert de proton s’opère entre molécules, aboutissant à une forme ionique de l’ammoniac constitué d’ions NH4+ et NH2-. En combinant des expériences de spectroscopie Infrarouge, de spectroscopie Raman et de diffraction des rayons X, des scientifiques de l’Institut de Minéralogie, de Physique des Matériaux et de Cosmochimie (IMPMC) et leurs collaborateurs ont mis en évidence pour la première fois expérimentalement cet état ionique de la glace en la comprimant au-delà de 150 GPa. Les spectres d’absorption infrarouge mesurés sous haute pression (figure 1(b)), obtenus sur la ligne de lumièreSMIS de SOLEIL, montrent clairement la nature moléculaire-ionique de la transition de phase : l’apparition d’une forte absorption entre 2300-2700 cm-1, absente dans la phase moléculaire, est la signature des modes d’élongations des ions NH4+ (figure 1b). Pour déterminer la structure cristalline de ce solide ionique, des images de diffractions des rayons X ont été réalisées sur la ligne ID 27 de l’ESRF. En parallèle, de nouveaux calculs théoriques ont été menés en collaboration avec l’équipe anglaise pour rechercher les éventuelles structures stables. L’ensemble des données expérimentales a pu être interprété par la présence conjointe de deux structures ioniques très proches structurellement et prédites théoriquement comme stables dans ce domaine de pression.
Figure 1 (b) : Cette ionisation a été mise en évidence expérimentalement grâce à l’apparition soudaine de la bande de vibration des ions NH4+ sur les spectres d’absorption infrarouge au-delà de 150 GPa.
Cette ionisation, obtenue uniquement par l’application de hautes pressions, est un phénomène surprenant qui n’a pas d’équivalent à pression ambiante. Un tel état n’a encore jamais été observé dans la glace d’eau, mais pourrait exister, selon des calculs récents, dans les mélanges ammoniac/eau qui composent l’intérieur des planètes géantes. En effet, une phase ionique constituée d’ions NH4+ et OH- serait stable dès 10 GPa dans le mélange 50/50, soit des conditions de pression dix fois plus faibles que pour l’ammoniac pur. C’est dans cette voie que les scientifiques de l’IMPMC poursuivent leurs investigations.