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La maîtrise de nouveaux matériaux a largement servi le progrès social et technologique. Pensez au changement important dans notre manière de vivre apporté par la découverte de l’acier, ou encore au profond bouleversement social issu de la fabrication de défauts contrôlés dans le silicium, ou la maîtrise des matériaux magnétiques à l’échelle nanométrique, qui combinés ont abouti à la révolution de l’information. Nous sommes actuellement dans l’ère des données de masse, et pour la troisième fois de l’histoire, le magnétisme est en train de changer le monde. D’abord avec la découverte de la boussole au XIè siècle, ensuite l’électrification de la planète au XIXè, et maintenant la course au stockage de données qui bat chaque année des records de capacité.
Dans les solides, le magnétisme découle principalement du moment angulaire intrinsèque porté par les électrons, connu comme étant leur spin. En mécanique quantique, ce moment angulaire mesuré dans une direction particulière peut avoir deux valeurs, égales numériquement mais de signes opposés. Le spin est soit « up » soit « down ». Dans un matériau ferromagnétique ordonné comme le fer, chaque atome a un nombre inégal d’électrons de spin « up » et « down ». Cette différence est environ de 2, et les moments atomiques sont stables temporellement et tous alignés. Les premières applications liées au ferromagnétisme s’appuyaient sur les lignes de champ magnétique créées à l’extérieur du matériau par la polarisation de spin globale des atomes. Un changement d’approche brutal est apparu avec la découverte des effets magnétiques sur la conduction électrique, en particulier la magnétorésistance géante ou la magnétorésistance tunnel de couches minces de structures magnétiques. Dans ces dispositifs, ce qui importe est le degré de polarisation de spin PF des électrons au niveau de Fermi, plutôt que la moyenne globale. Ces découvertes ont donné naissance au nouveau champ d’application appelé « spintronique ».
En plus des aimants ferreux, dont les spins sur des ions magnétiques voisins sont alignés antiparallèlement, il y a une autre classe d’aimants désignés comme antiferromagnétiques, où les spins sont aussi antiparallèles dans un motif à damiers qui ne présente pas de magnétisme global. Dans les matériaux antiferromagnétiques classiques comme NiO, les sous-réseaux magnétiques sont structurellement et chimiquement équivalents. Une variante plus utile est présente dans une famille de matériaux appelés ferrimagnétiques, dont les sous réseaux d’atomes voisins sont structurellement et chimiquement différents, donnant lieu à un moment magnétique différent pour chaque sous-réseau, créant, comme pour le fer, un champ magnétique. Les aimants classiques de ferrite marron sombre qui se collent au frigo sont ferrimagnétiques ! Les matériaux ferrimagnétiques peuvent être des isolants, comme les ferrites, ou des métaux avec les électrons polarisés en spin au niveau de Fermi. Ce groupe des ferrimagnétiques est potentiellement très intéressant, car si les deux sous-réseaux annulent précisément leurs moments magnétiques respectifs, le moment global est nul, le matériau reste polarisé en spin et conserve une polarisation de spin donnée au niveau de Fermi. Une telle propriété ferrimagnétique à moment nul a été imaginée par De Groot en 1990, et un grand nombre de candidats potentiels ont été proposés par le calcul théorique.
Pendant longtemps, tous les efforts pour parvenir à un matériau ferromagnétique de moment nul ont été vains. Soit le matériau ne se formait pas dans la structure de cristal escomptée, soit les moments des atomes dans les sous réseaux disparaissaient complètement. Janvier 2014 a constitué un tournant majeur. Des chercheurs du Trinity College de Dublin en collaboration avec des scientifiques du Synchrotron SOLEIL (ligne SAMBA) ont trouvé un matériau qui semble remplir tous ces critères. Des films fins d’alliage de Mn2Ru0.5Ga ordonné dans une structure L21 où les atomes magnétiques de manganèse Mn occupent deux sites cristallographiques non équivalents, donnent naissance à un matériau ferrimagnétique avec un moment global parfaitement nul. Vu de l’extérieur, il n’a absolument pas l’air d’un aimant, il n’y a aucune ligne de champs. Mais il est ordonné magnétiquement, et les électrons au niveau de Fermi sont largement polarisés en spin. La mesure de la polarisation de spin PF est d’ailleurs excédentaire de 50%, une valeur supérieure à celle des métaux ferromagnétiques classiques comme Co, Fe et Ni. De plus, le signe de la magnétisation peut être changé en modifiant la concentration de Ru.
Ce nouveau matériau pourrait s’avérer très utile pour la spintronique. Il permet à des courants polarisés en spin de circuler, sans créer de champs externe ni être sensible aux perturbations magnétiques extérieures. Il n’est donc pas nécessaire de le protéger des champs extérieurs, et les informations qu’il contiendrait ne pourraient pas s’effacer par erreur. Dans le domaine de la mémoire où la densité de stockage est un paramètre important, l’absence de lignes de champs est un atout : une cellule mémoire ne viendra pas influencer ses voisines ! Néanmoins, il est possible de stocker de l’information dans les matériaux ferromagnétiques à moment nul en utilisant des courants polarisés en spin. Bien que la valeur de la polarisation de spin PF≈ 50% soit bien inférieure aux 100% attendus par la théorie pour un semi-conducteur au zéro absolu, il y a des perspectives d’amélioration en travaillant sur la qualité de l’échantillon. Mn2Ru0.5Ga, désigné plus simplement comme MRG, est le premier exemple d’une nouvelle classe de matériaux, qui pourraient permettre à la spintronique de se développer plus largement.
Figure 1. Modèle d’une cellule idéale de Mn2RuxGa où x=1 et où tous les sites de Ru sont occupés. Mn est dans deux sites différents (en vert et rouge), Ga et sont respectivement en gris et marron. Les spins atomiques sont dessinés par des flèches, et localisés sur les sites de Mn.
Figure 2. Une “super cellule (116 atomes) du modèle périodique utilisée pour la méthode d’affinement Monte Carlo inverse sur les données EXASF collectées sur Mn, Ru et GA, avec x=0,5. Ga et Ru restent sur des plans atomiques séparés pendant que les sites vacants ou occupés (seule la moitié des sites de Ru sont occupés) sont distribués aléatoirement dans les différents couches.
Les sphères grises représentent les atomes de Ga, marrons pour Ru et vert pour Mn (indépendamment des sites occupés).
Figure 3. Les données EXAFS (en noir) et celles du modèles (rouge) sont présentées dans le premier graphique, ainsi que leur transformée de Fourier respective dans le second. Ces données ont permis d’aboutir à la structure atomique de la Figure 2.