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Une étude menée à SOLEIL par une chercheuse de l’Université des Sciences Appliquées de Berne sur le processus de décoloration du bleu de Prusse met en évidence un processus d’oxydo-réduction régulé par le substrat du pigment.
Le bleu de Prusse, ferrocyanure ferrique découvert fortuitement au début du 18ème siècle par un fabricant de couleur, a connu plusieurs vies. D’abord utilisé en peinture, il a ensuite servi comme couche de marquage en chaudronnerie et a été utilisé dans la prévention de certaines contaminations radioactives (notamment le Césium 137). Il est aujourd’hui un composant majeur des sciences des matériaux, particulièrement apprécié pour la capacité d’adaptation de ses propriétés magnétiques, électrochimiques et optiques suite à une stimulation externe. Ce pigment laisse donc entrevoir des applications prometteuses dans la conception des batteries, des appareils de mémoire ou des biocapteurs de demain.
Malgré cette large utilisation, le bleu de Prusse n’a pas livré tous ses secrets dans les objets du patrimoine. Sa décoloration lorsqu’il est soumis à une exposition lumineuse, qui dépend grandement de l’objet étudié, reste notamment à éclaircir. Les scientifiques pensent que ce processus dépend à la fois du substrat, de l’environnement, des impuretés et de la structure du pigment.
C’est le rôle du substrat dans cette décoloration qu'un groupe de chercheuses de l'Université des sciences appliquées de Berne, du Centre de Recherche sur la Conservation (CNRS - MNHN -MCC) et de SOLEIL est venu étudier sur la ligne de lumière ODE du Synchrotron SOLEIL. Des échantillons de bleu de Prusse déposé sur divers supports papier ont été irradiés par un faisceau de rayons X à un flux de 1.1 x 1011 photons/s et étudiés par spectroscopie d'absorption X, une méthode particulièrement appropriée pour déterminer état d'oxydation et environnement des atomes de fer, ainsi que leurs éventuels changements lors de la décoloration du pigment. Seulement voilà, si le bleu de Prusse est photosensible à la lumière visible, il l’est tout autant aux rayons X.
Utilisation de la réduction du bleu de Prusse induite par rayons X pour étudier la chimie oxydo-réductrice des matériaux composés de bleu de Prusse.
(a) Evolution des seuils d’absorption en fonction du temps d’exposition aux rayons X. Evolution des spectres XANES de PB : WHAHCl
(b) et PB : WHAKCl
(c) avec un taux d’humidité relative de 70%. Les spectres sont colorés selon un thème arc-en-ciel, de t=0 (bleu) à t=120 minutes (rouge).
(d) Evolution du poids des dérivés à 7128,5 eV (courbe bleue-noire) dans le système PB : WHAKCl (70% HR). Centre : Equation générale d’oxydoréduction pour le système bleu de Prusse – papier.
Les chercheuses ont donc dans un premier temps caractérisé les dégâts d'irradiation induits par le rayonnement X et démontré que ce processus se passe en deux étapes bien distinctes. La première consiste en une réduction de pigment similaire à celle observée après une exposition à la lumière visible, et qui se traduit par une modification du seuil d'absorption vers les basses énergies de 2eV après 16 minutes de rayonnement. Une fois tout le bleu réduit, une deuxième étape consiste en une dégradation irréversible du bleu de Prusse en oxyhydroxyde de fer. La première étape de photoréduction sous rayons X a particulièrement intéressé les chercheuses : les rayons X permettant de réduire le pigment beaucoup plus rapidement que la lumière visible, il devient ainsi possible de suivre "en direct" des cinétiques entières de photoréduction et d'étudier l'impact du substrat dans ce processus d’oxydo-réduction. Les chercheuses ont en particulier étudié l’influence de cations et de protons sur la réduction du fer en comparant les cinétiques de réduction sous rayons X de deux systèmes de bleu de Prusse modifiés : l’un dont le support papier a été acidifié et l’autre dont le papier a été chargé en potassium puis conservé dans un environnement humide. Par rapport à l'échantillon de référence, la réduction est moindre (1 eV) et se fait plus tard (50 minutes) dans l'échantillon acidifié. À l’inverse, la réduction est plus importante (3 eV) et se fait plus tôt (10 minutes) dans l'échantillon chargé en cations potassium. Ces deux observations ont permis aux chercheuses d'affiner le mécanisme d’oxydoréduction responsable de la décoloration du bleu de Prusse. En effet, pour des questions d’électro-neutralité, la réduction des ions Fe(II) doit être compensée par un apport de cations dans la structure du bleu de Prusse. Le chargement en ions potassium du support papier allié à un milieu humide crée un réservoir de cations solvatés, pouvant migrer dans le pigment et favoriser ainsi la réaction de réduction du bleu de Prusse. Dans le cas d'un papier acidifié, les protons apportés et l’oxygène ambiant facilitent la ré-oxydation du bleu de Prusse, en opposition à l’effet réducteur des rayons X. Il en résulte un système "frustré", une cinétique de réduction moindre et la création de désordres structurels avec une distribution hétérogène des différents états d’oxydations dans le réseau cubique du pigment.
En mettant l'accent sur le rôle majeur joué par les échanges substrat-pigment lors de la décoloration du bleu de Prusse, ces résultats ouvrent la voie à de nouvelles stratégies de conservation préventive des œuvres d'art contenant du bleu de Prusse : pour limiter les décolorations causées par la lumière visible ou les dégâts d'irradiation induits par les rayons X lors de l’étude de micro-échantillons, il convient de se pencher autant, si ce n'est plus, sur le substrat et sa photosensibilité que sur le pigment proprement dit.